La ville des suicidés
Lieu de désespoir, lieu de libération des souffrances, lieu de passage vers l’au-delà, Lausanne permet à chacun d’affronter son pire ennemi: soi-même. Et de le vaincre. A toute heure du jour et de la nuit, de nombreux désespérés se jettent encore de ses ponts, pour s’éclater la tête sur l’asphalte. Le soir venu, Lausanne se vide de son sang. Ville fantôme, désertée de ses habitants et hantée par les âmes des suicidés. Dans les rues obscures de la ville, l’éclairage au sodium flotte bas, anémique, économique, plus déprimant que pousse au crime.
Lausanne a la beauté des laids. Partout, une ville lugubre et balafrée, une ville «très vilaine» selon la formule de Voltaire. Malgré les efforts, nombreux, pour la masquer, une noirceur étrange, gothique ou miséreuse peut-être, plane dans ses rues éteintes et sombres même en plein soleil. Comme si la cité poisseuse, tel un poumon gorgé de goudron, souffrait d’une sorte de putréfaction intérieure s’élevant de ses fondations, héritée de la boue d’un passé moyenâgeux, de la suie d’un siècle industriel ou de la lèpre noire de la pollution automobile. Lausanne serait-elle une cité malade d’un cancer ou est-ce la fumée d’un passé trouble qui jette son voile sur la ville?
Pour le marcheur, Lausanne a quelque chose de dérangeant, d’insaisissable et d’inaccessible. Il a beau chercher la ville partout, il ne la trouve nulle part. Lausanne se dérobe. Ville en pente, aux collines creusées de tunnels, reliées entre elles par des ponts multiples, jouxtés d’une batterie d’ascenseurs, qui pourraient faire sa fierté mais qui sont minuscules et dissimulés comme des béquilles honteuses. Cité asphyxiée en pleine campagne, Lausanne s’étale pourtant le long d’un coteau inondé de lumière face à un lac miroir qui semble sorti d’un rêve. Mais la ville se défigure volontairement et boude le Léman, tournant le dos à la beauté des montagnes qui l’entourent. La sortie principale de la Gare s’ouvre, partout ailleurs, côté lac. Pas à ici. Lausanne préfère l’ombre. Elle aime vivre à l’étroit, en grande ville étriquée, refuser la lumière et ignorer le spectacle des Alpes.
Lausanne est une ville punk, avec crêtes et balafres, avenues désertes et viaducs interminables qui la déchirent comme autant d’épingles de nourrices plantées dans son visage immature, couvert d’acné et non fini qui prend à la fois des airs d’asperge adolescente, avec un appareil dentaire, et parfois de vieille fille décatie comme les putes de la rue de Genève.
Déambulant dans les rues d’une agglomération en mue durant quatre ans, arpentant ses artères et ses venelles pavées, de février 2006 à février 2010, période durant laquelle j’ai animé la rubrique Economie du quotidien gratuit «20 Minutes», j’ai cherché «l’esprit de Lausanne». Ville bureau. Ville banque. Lausanne écrase ses habitants, qui errent dévitalisés, comme énucléés de leur personnalité. Une minorité se débat, tente de se rebeller, écrit des messages de protestations, peint des graffitis sur les murs, placarde des affiches moralisantes dans l’indifférence générale.
Seul et solitaire, chacun n’est ici que de passage en silence, exilé de la vraie vie et du bonheur pour un temps qui devient longtemps, à la recherche de son âme, comme dans un purgatoire étrange où l’on fait faussement la fête et boit. Lausanne, ville orgiaque ou ville post-mortem? Tout portrait est d’abord un autoportrait.
Giuseppe Melillo